Chronique n° 50 du 19 août 2024

Comment faire pour pérenniser le Palais Stoclet ? (copyright Shutterstock 335872460)

Pour que (sur)vive le Palais Stoclet… (Saga Stoclet/Dernier épisode)

C’est avec une satisfaction non dissimulée que je vous livre ici ma 50e chronique « Trésors de Bruxelles ». Et cela tombe bien puisqu’elle est dédiée au dernier épisode de ma « saga de l’été », en l’occurrence la « saga Stoclet » réalisée à l’occasion du 75e anniversaire des décès (quasi simultanés) des époux Stoclet. Mon vœu le plus cher est que vous ayez ressenti le même plaisir que moi à explorer toutes les facettes de l’histoire de cette demeure bruxelloise hors du commun. En espérant que toutes les parties prenantes puissent œuvrer en bonne harmonie afin de pérenniser cette maison qui compte parmi les plus belles construites dans le monde au début du 20e siècle…

Petit flashback sur les 5 premiers épisodes de ma saga Stoclet. Rappelons d’abord qu’Adolphe Stoclet (1871-1949) était le fils de Victor Stoclet (1843-1904) et que ce dernier faisait partie des grands entrepreneurs qui marquèrent le règne de Léopold II (au même titre qu’Ernest Solvay, Edouard Empain ou Georges Nagelmackers). Suzanne Stoclet (1874-1949), quant à elle, était la fille d’Arthur Stevens, célèbre marchand d’art de l’époque, ainsi que la nièce des peintres Joseph et Alfred Stevens. Pas étonnant dès lors que Suzanne ait inoculé à Adolphe l’amour de l’art…

Toujours est-il qu’au début du 20e siècle, ce couple mythique de collectionneurs habitait à Vienne, ville alors au top mondial de l’art. C’est ainsi que nos deux tourtereaux eurent la chance de rencontrer le grand architecte autrichien Josef Hoffmann (1870-1956). Incarnation majeure du modernisme viennois, figure de proue de la Sécession viennoise, cofondateur de la Wiener Werkstätte, ce génie n’établissait aucune hiérarchie entre l’architecture et les arts décoratifs. En étant tout à la fois architecte, décorateur et designer, il pratiquait l’art total (Gesamtkunstwerk).

Subjugués par sa démarche, les époux Stoclet demandèrent à Hoffmann de leur concevoir la maison de leurs rêves à Vienne. Malheureusement, trois décès successifs dans la famille Stoclet obligèrent Adolphe et Suzanne à revoir leurs plans et à rentrer au pays. A la suite de ce cas de force majeure, ils proposèrent donc à Josef Hoffmann de réaliser son chef d’œuvre, non plus à Vienne, mais bien à Bruxelles, ce que l’architecte autrichien accepta. Le 31 mars 1905, Adolphe Stoclet fit ainsi l’acquisition d’un terrain situé aux numéros 279 et 281 de l’Avenue de Tervueren à Woluwe-Saint-Pierre. Josef Hoffmann reçut alors carte blanche aux niveaux artistique et budgétaire. Le chantier put réellement débuter en juillet 1906 sous la houlette de l’entrepreneur Ed. François et Fils. Les plus grands artistes, autrichiens et belges, participèrent au projet : Koloman Moser, Gustav Klimt, George Minne, Fernand Khnopff… Finalement, après de nombreux contretemps, le bâtiment fut livré aux Stoclet à l’approche du printemps 1911.

Traversant deux guerres mondiales, les époux Stoclet allaient ensuite vivre pendant près de quatre décennies dans leur palais éponyme. Pour nos deux amoureux, ce fut le bonheur total de vivre en famille avec leurs trois enfants dans cette demeure qui permettait par ailleurs de développer leur fantastique collection et d’accueillir des invités de prestige. Dans leur livre d’or, figuraient des personnalités comme Jean Cocteau, Paul Claudel, Sacha Guitry, Igor Stravinsky… Et, fort heureusement, après leurs décès, les descendants Stoclet parvinrent à perpétuer ce patrimoine, tant matériel qu’immatériel, hérité de leurs parents et grands-parents. En vérité, ce travail de conservation fut principalement à mettre à l’actif de la belle-fille des époux Stoclet, à savoir Anna Geerts (1907-2002), qui avait épousé Jacques Stoclet (1903-1961). Au total, la baronne Stoclet résida au Palais Stoclet un demi-siècle, entre 1952 et 2002, soit douze ans de plus que les époux Stoclet eux-mêmes. Elle fut la dernière représentante de la famille à occuper la demeure. Elle marqua l’histoire du Palais Stoclet presqu’autant qu’Adolphe et Suzanne. Durant son « règne », son engagement fut salué le 30 mars 1976 lorsque fut aboutie la première procédure de classement du bâtiment. Après sa mort, la Région de Bruxelles-Capitale suscita deux autres classements. Mais le plus bel hommage « post mortem » à Anny fut accordé par l’UNESCO le 27 juin 2009 quand l’organisation onusienne inscrivit le Palais Stoclet sur la liste du patrimoine mondial…

Aujourd’hui, vingt-deux ans après le décès de la baronne Stoclet, le Palais Stoclet est à la croisée des chemins. En fait, depuis plusieurs années, l’on assiste à un bras de fer entre les héritiers Stoclet et la Région de Bruxelles-Capitale. Le dernier épisode en date de cette guérilla fut l’ordonnance édictée par la Secrétaire d’Etat au Patrimoine, Ans Persoons, imposant l’accès du public aux immeubles « classés UNESCO » en Région de Bruxelles-Capitale. Cette conflictualisation est évidemment à déplorer car hautement préjudiciable à la préservation de ce patrimoine unique. Pour rétablir la « paix des braves », il me semble indispensable de revenir aux sources du Palais Stoclet en se référant aux valeurs prônées par Adolphe et Suzanne. Si la famille, pour des raisons de protection, refuse d’ouvrir l’édifice au grand public, il faut respecter cette position. En même temps, il s’agit aussi d’encourager la saine collaboration entre les propriétaires privés et les autorités publiques. Pour y arriver, rien de tel qu’un projet commun. L’objet fondamental de ce partenariat serait évidemment la conservation du bâtiment et de ses éléments. A cela pourraient s’ajouter des missions scientifiques qui impliqueraient tous les experts concernés : historiens, architectes, décorateurs, designers… Par ailleurs, on pourrait organiser, à nouveau au Palais, sur invitation, comme cela se passait entre 1911 et 2002, des concerts, des récitals, des conférences, des rencontres… A sa grande époque, le Palais n’était-il pas considéré comme un musée privé et un salon parisien ? En réalité, le Palais Stoclet, de par son caractère exceptionnel, n’est pas un bien privé comme les autres. Sa pérennisation nécessite dès lors une approche imaginative permettant de concilier à la fois propriété privée et intérêt général. Pourquoi pas, par exemple, délocaliser et mettre sur pied certaines activités à l’extérieur sous le « label Stoclet » ? Suite au prochain épisode…

Paul Grosjean

Chroniqueur bruxellois

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